vendredi 23 septembre 2011

A l'inspecteur d'Académie de la Loire-Atlantique




Alain Vidal, professeur des écoles                                                        Nantes, le 24 Août 2005
Ecole La Fraternité, Nantes
vidal.mothes@wanadoo.fr
    

Objet : la fin de l’histoire                Dominique Muller, inspecteur d’Académie                       

                                                                                             
           Le 12 octobre 2004, Eric Brachet, IEN, est  en visite d’inspection dans ma classe de CM1. Depuis une dizaine de jours, avec les élèves, je traite  du  Moyen-âge et plus précisément, de la présence des bourgeois les plus riches à la tête des cités. Les petits artisans fabriquant des draps de laine travaillaient autant que les bourgeois qui revendaient ces mêmes draps.
         Par quel tour de magie, ces marchands accumulèrent-ils des fortunes considérables, contrairement aux artisans? En fait, les marchands ne payaient qu’une partie du travail effectué par les fabricants. Une fois revendue, la quantité de draps correspondant à la partie de ce travail non payé,  procurait le profit. Le capital économique (biens matériels), le capital culturel (instruction) et le capital social (réseau de relations) acquis par le profit, devenaient alors, pour cette bourgeoisie marchande, des instruments « naturels » de la  prise de  pouvoir dans les villes. A l’aide de situations théâtralisées et de débats contradictoires, les enfants vont acquérir progressivement les outils de l’analyse.
         Au cours de l’entretien qui suit, je formule des critiques sur la teneur des programmes d’histoire, notamment sur l’absence de notions expliquant les mécanismes qui assurent la production et la reproduction des rapports de  domination. Une semaine auparavant, j’avais pris la peine d’envoyer à Eric Brachet un dossier d’une vingtaine de pages dans lequel, entre autres, je posais la question : l’esprit critique de l’élève peut-il s’accommoder du récit mythique ou de périodes historiques aux accents romanesques ?
        Se contentant d’écouter, l’inspecteur a donné l’impression d’esquiver tout débat de fond. A aucun moment, il ne s’est prononcé sur ce projet de loi du 5 mars 2003, qui demande pourtant  aux enseignants et aux programmes scolaires qu’ils «reconnaissent  le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord… »
Six mois après cette inspection, n’obtenant toujours pas de réponse et encore moins de rapport écrit comme cela est la règle, j’ai rappelé à l’IEN, par un courrier daté du 27 mars, mon questionnement sur l’histoire, précisant, qu’entre temps, la loi avait été votée et qu’il y avait urgence à réagir.  Le 8 Avril, vous substituant à Eric Brachet, vous me signifiez, par courrier, qu’aucun  rapport d’inspection ne me sera remis. Ma lettre du 27 Mars serait à vos yeux, un manquement à l’obligation de réserve.
A cet effet, vous m’écrivez: « J’avais déjà dû, en son temps, vous rappeler à votre obligation de réserve dans l’exercice de vos activités professionnelles. Au regard du courrier que vous avez adressé à M.Brachet…je déplore qu’il soit à nouveau nécessaire de vous réitérer ma demande au respect de cette règle élémentaire de la fonction publique…Je vous informe qu’il ne sera pas donné de suite écrite à la visite de M.Brachet dans votre classe…»
         D’une part, des députés de la majorité gouvernementale tordent le coup à l’histoire pour  assurer leur réélection dans des circonscriptions à forte concentration de rapatriés. D’autre part, un IA et un IEN dans l’exercice de leur fonction, préfèrent ne pas réagir à une manipulation pourtant lourde de conséquence pour le corps enseignant. Un commis de l’Etat doit être au service du public et non au service d’un parti politique.
Le fonctionnaire ne doit jamais masquer le citoyen. Cette remarque est plus que jamais d’actualité. En effet, si certains ont cru nécessaire de se forger une loi pour masquer les crimes commis en Algérie, par l’armée française, de 1830 à 1962, aucun matériel juridique, aucun dispositif législatif n’a été nécessaire pour masquer la responsabilité écrasante des plus grandes firmes US qui accrurent leur profit en armant l’Allemagne nazie. Une collaboration économique qui continua pendant toute la durée de la guerre. La puissance planétaire de General Motors, de Ford, d’IBM  et de bien d’autres, leur poids financier dans les médias, dans les universités et dans les partis  politiques de nombreux Etats, sont suffisamment convaincants pour que ceux, dont la mission est  de dire la vérité, se taisent « naturellement » sans que l’on puisse parler de censure. 
Comment croire au mythe de la « bonne guerre » menée par les Etats-Unis contre l’Allemagne raciste? Alors qu’en Amérique, des noirs étaient brûlés vifs ou lynchés. Que l’apartheid régnait dans les restaurants, les cinémas, les hôtels et les écoles. Que des quotas limitaient l’accès des juifs à l’Université, comme à Harvard. Que sous l’influence, notamment, de Henry Ford, antisémite notoire et grand admirateur de Hitler, les juifs étaient interdits dans les clubs de la grande bourgeoisie américaine. Que dans l’armée, il était interdit de transfuser un blanc avec le sang d’un nègre. Que les soldats noirs américains traversèrent l’Atlantique relégués près des machines, à fond de cale. L’Ecole n’a-t-elle pas à déconstruire ce mythe ainsi que bien d’autres?
Mythe de la  Révolution de 1789 qui n’est en fait  que le passage du règne de la monarchie absolue à celui de la bourgeoisie absolue. Les seigneurs du grand capital se substituant à ceux de la terre. Mythe d’un salariat qui laisse croire que le salarié est rémunéré pour l’entièreté de son travail. Or, sans une partie du travail fourni gratuitement par le salarié, il n’y aurait pas de plus value et donc pas de profit. D’expliquer le salariat ne pose pas plus de difficultés que de décrire le servage, pourquoi les instructions officielles n’insistent-elles pas sur ce point ?
Mythe de la nuit du 4 août 1789 qui oublia l’abolition de ce privilège exorbitant qu’est la création privée de la monnaie. Un passe-droit datant du Moyen-âge, et encore détenu aujourd’hui par la bourgeoisie bancaire. Un privilège, source de richesses fabuleuses pesant de tout son poids sur la politique  de l’Etat. Que le banquier soit rémunéré pour son travail, certes, mais pourquoi payer une monnaie créée ex nihilo, c’est à dire à partir de rien,  comme le démontre Maurice Allais, prix Nobel d’économie ?
Mythe d’un « colonialisme  à visage humain » dont on ne remettrait pas en question les fondements mais seulement les « dérives ». Frilosité à  faire réfléchir les enfants sur la similitude des concepts utilisés par le colonialisme et le nazisme, concepts d’espace vital et de race supérieure. En France, au XIX siècle, sous l’impulsion de Jules Ferry, la troisième République revendiqua, en Afrique comme en Asie, le droit d’envahir, de torturer, d’exterminer massivement, pour piller et s’enrichir au nom de la supériorité de la race blanche. Citons l’écrivain martiniquais Aimé Césaire : « Ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XX siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc… [c’est] d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les Coolies de l'Inde, et les Nègres d'Afrique."                                                                   
Mythe d’une troisième République dont on dit qu’elle «approfondit les libertés fondamentales» et qui  promulgue en 1881, sous la houlette de Jules Ferry, chef du gouvernement, un Code de l’indigénat faisant des Arabes de nationalité française en  Algérie, des êtres inférieurs socialement, politiquement  et juridiquement  et ce, jusqu’en 1946. Un Code de l’indigénat étendu par la suite à l’ensemble des colonies. Ces lois anti-Arabes constituèrent la matrice des lois anti-juives décrétées sous Pétain. Mais dans tous les livres d’histoire, Jules Ferry n’en demeure pas moins un grand homme… malgré ce « détail ».
Il en va du traitement de Jules Ferry comme il en va de celui  de Christophe Colomb. Samuel Eliot Morison, biographe « reconnu » du navigateur, après avoir été jusqu’à qualifier de génocide les crimes initiés par le Gênois, conclut ainsi :"Il avait ses défauts et ses failles, mais il s'agissait, dans une très large mesure, des défauts inhérents aux qualités qui firent de lui un grand homme…la plus fondamentale de ses qualités:son formidable sens de la navigation." Et Howard Zinn, historien, de commenter :« [l’historien] ne mentionne qu'en passant la vérité et retourne vite à ce qui l'intéresse le plus… Exposer les faits... tout en les noyant dans un océan d'informations, revient à dire au lecteur avec une sorte d'indifférence contagieuse:"Bien sûr, des massacres furent commis, mais là n'est pas l'essentiel, et tout cela ne doit pas peser dans notre jugement final ni avoir aucune influence sur nos engagements. »
Mythe d’une société dite  démocratique qui évite de souligner qu’avec les profits tirés de la part de travail gratuit des salariés, le grand patronat peut s’acheter des médias et les utiliser à  formater les consciences et les comportements des consommateurs comme celui des  électeurs.  Médias qui ne donnent prioritairement la parole qu’à ceux, hommes politiques, écrivains, journalistes, historiens qui se font les défenseurs zélés du système.
 Si tous ces mythes ont la vie dure c’est  que, comme l’écrit le sociologue Alain Accardo, «Aujourd’hui, la vulgarisation surabondante des connaissances relatives au monde physique et biologique masque la persistance d’un quasi-analphabétisme en matière de connaissance du monde historique et social. » Si la relation du passé est déformée, fausse, voire niée, quel futur solide et solidaire peut-on espérer construire? L’amour d’une leçon bien faite, sur le complément circonstanciel ou sur les nombres décimaux, ne peut ni ne doit nous faire oublier notre conscience citoyenne. Cela renvoie au mythe entretenu d’un régime qui se qualifie de démocratique, tout en laissant l’économie hors du champ de la démocratie.
Or la résolution d’un problème de société exige autant de rigueur que la résolution d’un problème de mathématiques, un énoncé incomplet, et le problème subitement, devient insoluble. Il est regrettable, dans une société qui invite les enseignants à sensibiliser les élèves à la faim dans le monde, que les manuels scolaires ne s’appesantissent pas sur les liens étroits qui unissent les multinationales au pouvoir politique. Remarque essentielle, quand on connaît les ravages humains et écologiques provoqués par la quête obsessionnelle du profit. L’Ecole ne saurait  être complice de ce négationnisme économique. Il faut dire aux élèves que nous n’avons pas encore accompli  la séparation du grand capital et de l’Etat.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat a été un acte progressiste qui fait que Galilée pénètre aujourd’hui dans  l’Ecole alors qu’autrefois on le jetait en prison. En effet, à l’initiative de  « La main à la pâte », des prix Nobel,  des physiciens, des mathématiciens, des astronomes interviennent dans les classes.
Pour familiariser les élèves aux problèmes de société, la sociologie, l’économie ou la philosophie, plus généralement les sciences humaines, doivent faire leur entrée à l’école primaire. En effet,  il n’est plus acceptable que les enfants sortent de l’école en croyant que, de nos jours, la pauvreté, la richesse, ou le chômage sont des phénomènes naturels, d’origine génétique (niveau d’intelligence), ou climatique. La rigueur déployée dans l’étude du corps humain doit être la même quand il s’agit d’étudier le fonctionnement du corps social.
Les conflits, parfois violents, générés à la récréation, pour la possession d’un sac de billes  se prêtent tout à fait à l’illustration des relations de pouvoir au sein d’une  société adulte obsédée par l’accumulation de biens matériels et par le  fétichisme de l’or. Pétries de  relations humaines, l’économie comme la sociologie se marient tout à fait avec le jeu théâtral. En ce sens, une pièce que j’ai écrite sur la création monétaire et qui a été jouée par les élèves, démontre la relation de cause à effet entre la monnaie à intérêt et l’exclusion par le chômage.
Toutes ces notions sont à acquérir très jeune si l’on veut que l’Ecole soit un instrument de compréhension et de transformation du monde. C’est cela aussi aider à socialiser l’enfant. Non pas le conditionner à jamais pour un type de société au cadre préétabli, mais lui apprendre à évoluer pour qu’il soit acteur  des évolutions à venir. L’autonomie, n’est-ce pas prendre conscience des relations qui nous lient les uns aux autres, afin d’être capable d’agir sur elles ? Est-ce un hasard si la philosophie, la sociologie, l’économie, ne sont véritablement étudiées qu’à l’Université pour ne concerner finalement qu’une minorité …principalement les futurs cadres de la société?
J’aimerai terminer en relevant le côté contradictoire de votre lettre. En effet, aucun texte n’interdit d’analyser les mécanismes qui sous-tendent le fonctionnement de notre société En jouant le rôle du censeur, vous remettez ouvertement en question un principe dont vous vous réclamez, celui de la neutralité de l’Ecole. Et vous portez atteinte au droit à l’esprit critique. A votre décharge, il est vrai que vous n’êtes pas le premier à prendre de telles libertés.
A l’époque, Jules Ferry ne ressentait pas d’état d’âme à piétiner ce droit quand il proclamait : « Il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre [la Commune] comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871… Il y a deux choses dans lesquelles l’Etat enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent, c’est la morale et la politique, car en morale et en politique l’Etat est chez lui.»
L’Etat est tellement bien chez lui, que, dans les écoles normales, l’enseignement de l’histoire et de la philosophie délivré aux futurs instituteurs, servira  de courroie de transmission à une morale proclamée universelle, mais qui ne tend qu’à  préserver les intérêts de la bourgeoisie au pouvoir. Jules Ferry jettera ainsi les bases du catéchisme républicain laïc. Tout écart, tout rééquilibrage critique de cette conception de la morale et de l’histoire seront considérés comme une atteinte à la neutralité de la fonction publique, comme un manquement à l’obligation de réserve…Réaliste, Jules Ferry demande aux enseignants de ne pas être neutre…au nom de la neutralité de l’Ecole!
Aujourd’hui, dans les manuels, des photos, des reportages, montrant des bidonvilles ou des enfants au ventre ballonné par la faim, peuvent donner l’illusion, de par leur charge émotionnelle, d’une prise de conscience des dysfonctionnements du système. En réalité,  l’objectif n’est pas d’établir une  relation de cause à effet entre ces drames humains  et la  recherche cynique du  profit. La loi du marché est présentée comme oeuvrant au bien de l’humanité, laissant croire aux élèves que la misère du monde n’a rien à voir avec le pillage de la planète auquel se livrent les multinationales.
Ce que je souhaite, c’est un débat élargi à l’ensemble de la communauté éducative. Pour ma part je continuerai à dispenser un enseignement  tournant le dos à une idéologie monolithique. Une idéologie dite de bon sens, faisant en douceur, mais sûrement, l’apologie de l’économie de marché, de la consommation, de la croissance, du salariat, et de la monnaie à intérêt. En un mot, une idéologie, figée dans le temps, comme annonçant la fin de l’aventure humaine… la fin de l’histoire.
Solidairement vôtre, pour une approche du passé qui nous aide à construire une société respectueuse de la jeunesse.
                                                                                             Alain Vidal                                                                                                                                                                

Copie à :
Inspecteur de l’Education Nationale, Nantes Ouest
Recteur de l'Académie de Nantes
Ministre de l’Education Nationale





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire