Alain Vidal, professeur des écoles Nantes, le 24 Août 2005
Ecole La Fraternité, Nantes
vidal.mothes@wanadoo.fr
Objet : la fin de l’histoire Dominique Muller, inspecteur d’Académie
Le 12 octobre 2004, Eric Brachet,
IEN, est en visite d’inspection dans ma
classe de CM1. Depuis une dizaine de jours, avec les élèves, je traite du Moyen-âge et plus précisément, de la présence des
bourgeois les plus riches à la tête des cités. Les petits artisans fabriquant
des draps de laine travaillaient autant que les bourgeois qui revendaient ces
mêmes draps.
Par quel tour de magie, ces marchands
accumulèrent-ils des fortunes considérables, contrairement aux artisans? En
fait, les marchands ne payaient qu’une partie du travail effectué par les
fabricants. Une fois revendue, la quantité de draps correspondant à la partie
de ce travail non payé, procurait le
profit. Le capital économique (biens matériels), le capital culturel (instruction)
et le capital social (réseau de relations) acquis par le profit, devenaient
alors, pour cette bourgeoisie marchande, des instruments « naturels »
de la prise de pouvoir dans les villes. A l’aide de
situations théâtralisées et de débats contradictoires, les enfants vont
acquérir progressivement les outils de l’analyse.
Au cours de l’entretien qui suit, je
formule des critiques sur la teneur des programmes d’histoire, notamment sur
l’absence de notions expliquant les mécanismes qui assurent la production et la
reproduction des rapports de domination.
Une semaine auparavant, j’avais pris la peine d’envoyer à Eric Brachet un
dossier d’une vingtaine de pages dans lequel, entre autres, je posais la
question : l’esprit critique de l’élève peut-il s’accommoder du récit
mythique ou de périodes historiques aux accents romanesques ?
Se
contentant d’écouter, l’inspecteur a donné l’impression d’esquiver tout débat
de fond. A aucun moment, il ne s’est prononcé sur ce projet de loi du 5 mars
2003, qui demande pourtant aux
enseignants et aux programmes scolaires qu’ils «reconnaissent le rôle positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord… »
Six mois après cette inspection, n’obtenant toujours
pas de réponse et encore moins de rapport écrit comme cela est la règle, j’ai
rappelé à l’IEN, par un courrier daté du 27 mars, mon questionnement sur
l’histoire, précisant, qu’entre temps, la loi avait été votée et qu’il y avait
urgence à réagir. Le 8 Avril, vous
substituant à Eric Brachet, vous me signifiez, par courrier, qu’aucun rapport d’inspection ne me sera remis. Ma
lettre du 27 Mars serait à vos yeux, un manquement à l’obligation de réserve.
A cet effet, vous m’écrivez: « J’avais
déjà dû, en son temps, vous rappeler à votre obligation de réserve dans
l’exercice de vos activités professionnelles. Au regard du courrier que vous
avez adressé à M.Brachet…je déplore qu’il soit à nouveau nécessaire de vous
réitérer ma demande au respect de cette règle élémentaire de la fonction
publique…Je vous informe qu’il ne sera pas donné de suite écrite à la visite de
M.Brachet dans votre classe…»
D’une part, des députés de la majorité
gouvernementale tordent le coup à l’histoire pour assurer leur réélection dans des
circonscriptions à forte concentration de rapatriés. D’autre part, un IA et un
IEN dans l’exercice de leur fonction, préfèrent ne pas réagir à une
manipulation pourtant lourde de conséquence pour le corps enseignant. Un commis
de l’Etat doit être au service du public et non au service d’un parti
politique.
Le fonctionnaire ne doit jamais masquer le citoyen. Cette
remarque est plus que jamais d’actualité. En effet, si certains ont cru
nécessaire de se forger une loi pour masquer les crimes commis en Algérie, par
l’armée française, de 1830 à 1962, aucun matériel juridique, aucun dispositif
législatif n’a été nécessaire pour masquer la responsabilité écrasante des plus
grandes firmes US qui accrurent leur profit en armant l’Allemagne nazie. Une
collaboration économique qui continua pendant toute la durée de la guerre. La
puissance planétaire de General Motors, de Ford, d’IBM et de bien d’autres, leur poids financier
dans les médias, dans les universités et dans les partis politiques de nombreux Etats, sont
suffisamment convaincants pour que ceux, dont la mission est de dire la vérité, se taisent « naturellement »
sans que l’on puisse parler de censure.
Comment croire au mythe de la « bonne
guerre » menée par les Etats-Unis contre l’Allemagne raciste?
Alors qu’en Amérique, des noirs étaient brûlés vifs ou lynchés. Que l’apartheid
régnait dans les restaurants, les cinémas, les hôtels et les écoles. Que des
quotas limitaient l’accès des juifs à l’Université, comme à Harvard. Que sous
l’influence, notamment, de Henry Ford, antisémite notoire et grand admirateur
de Hitler, les juifs étaient interdits dans les clubs de la grande bourgeoisie
américaine. Que dans l’armée, il était interdit de transfuser un blanc avec le
sang d’un nègre. Que les soldats noirs américains traversèrent l’Atlantique
relégués près des machines, à fond de cale. L’Ecole n’a-t-elle pas à
déconstruire ce mythe ainsi que bien d’autres?
Mythe de la Révolution
de 1789 qui n’est en fait que le passage
du règne de la monarchie absolue à celui de la bourgeoisie absolue. Les
seigneurs du grand capital se substituant à ceux de la terre. Mythe d’un
salariat qui laisse croire que le salarié est rémunéré pour l’entièreté de son
travail. Or, sans une partie du travail fourni gratuitement par le salarié, il
n’y aurait pas de plus value et donc pas de profit. D’expliquer le salariat ne
pose pas plus de difficultés que de décrire le servage, pourquoi les
instructions officielles n’insistent-elles pas sur ce point ?
Mythe de la nuit du 4 août 1789 qui oublia l’abolition
de ce privilège exorbitant qu’est la création privée de la monnaie. Un passe-droit
datant du Moyen-âge, et encore détenu aujourd’hui par la bourgeoisie bancaire.
Un privilège, source de richesses fabuleuses pesant de tout son poids sur la
politique de l’Etat. Que le banquier soit
rémunéré pour son travail, certes, mais pourquoi payer une monnaie créée ex nihilo,
c’est à dire à partir de rien, comme le démontre
Maurice Allais, prix Nobel d’économie ?
Mythe d’un « colonialisme à visage humain » dont on ne
remettrait pas en question les fondements mais seulement les « dérives ».
Frilosité à faire réfléchir les enfants
sur la similitude des concepts utilisés par le colonialisme et le nazisme,
concepts d’espace vital et de race supérieure. En France, au XIX siècle, sous
l’impulsion de Jules Ferry, la troisième République revendiqua, en Afrique
comme en Asie, le droit d’envahir, de torturer, d’exterminer massivement, pour
piller et s’enrichir au nom de la supériorité de la race blanche. Citons l’écrivain
martiniquais Aimé Césaire : « Ce que le très distingué, très humaniste,
très chrétien bourgeois du XX siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n'est
pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de
l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc… [c’est]
d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici
que les Arabes d'Algérie, les Coolies de l'Inde, et les Nègres d'Afrique."
Mythe d’une troisième République dont on dit qu’elle «approfondit
les libertés fondamentales» et qui promulgue en 1881, sous la houlette de Jules
Ferry, chef du gouvernement, un Code de l’indigénat faisant des Arabes de
nationalité française en Algérie, des
êtres inférieurs socialement, politiquement
et juridiquement et ce, jusqu’en
1946. Un Code de l’indigénat étendu par la suite à l’ensemble des colonies. Ces
lois anti-Arabes constituèrent la matrice des lois anti-juives décrétées sous
Pétain. Mais dans tous les livres d’histoire, Jules Ferry n’en demeure pas
moins un grand homme… malgré ce « détail ».
Il en va du traitement de Jules Ferry comme il en va
de celui de Christophe Colomb. Samuel
Eliot Morison, biographe « reconnu » du navigateur,
après avoir été jusqu’à qualifier de génocide les crimes initiés par le Gênois,
conclut ainsi :"Il avait ses défauts et ses failles, mais il
s'agissait, dans une très large mesure, des défauts inhérents aux qualités qui
firent de lui un grand homme…la plus fondamentale de ses qualités:son
formidable sens de la navigation." Et Howard Zinn, historien,
de commenter :« [l’historien] ne mentionne qu'en passant la
vérité et retourne vite à ce qui l'intéresse le plus… Exposer les faits... tout
en les noyant dans un océan d'informations, revient à dire au lecteur avec une
sorte d'indifférence contagieuse:"Bien sûr, des massacres furent commis,
mais là n'est pas l'essentiel, et tout cela ne doit pas peser dans notre
jugement final ni avoir aucune influence sur nos engagements. »
Mythe d’une société dite démocratique qui évite de souligner qu’avec
les profits tirés de la part de travail gratuit des salariés, le grand patronat
peut s’acheter des médias et les utiliser à
formater les consciences et les comportements des consommateurs comme
celui des électeurs. Médias qui ne donnent prioritairement la
parole qu’à ceux, hommes politiques, écrivains, journalistes, historiens qui se
font les défenseurs zélés du système.
Si tous ces
mythes ont la vie dure c’est que, comme
l’écrit le sociologue Alain Accardo, «Aujourd’hui, la vulgarisation
surabondante des connaissances relatives au monde physique et biologique masque
la persistance d’un quasi-analphabétisme en matière de connaissance du monde
historique et social. » Si la relation du passé est déformée,
fausse, voire niée, quel futur solide et solidaire peut-on espérer construire?
L’amour d’une leçon bien faite, sur le complément circonstanciel ou sur les
nombres décimaux, ne peut ni ne doit nous faire oublier notre conscience
citoyenne. Cela renvoie au mythe entretenu d’un régime qui se qualifie de
démocratique, tout en laissant l’économie hors du champ de la démocratie.
Or la résolution d’un problème de société exige autant
de rigueur que la résolution d’un problème de mathématiques, un énoncé incomplet,
et le problème subitement, devient insoluble. Il est regrettable, dans une
société qui invite les enseignants à sensibiliser les élèves à la faim dans le
monde, que les manuels scolaires ne s’appesantissent pas sur les liens étroits
qui unissent les multinationales au pouvoir politique. Remarque essentielle,
quand on connaît les ravages humains et écologiques provoqués par la quête
obsessionnelle du profit. L’Ecole ne saurait
être complice de ce négationnisme économique. Il faut dire aux élèves
que nous n’avons pas encore accompli la
séparation du grand capital et de l’Etat.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat a été un acte
progressiste qui fait que Galilée pénètre aujourd’hui dans l’Ecole alors qu’autrefois on le jetait en
prison. En effet, à l’initiative de « La main
à la pâte », des prix Nobel, des physiciens, des
mathématiciens, des astronomes interviennent dans les classes.
Pour familiariser les élèves aux problèmes de société,
la sociologie, l’économie ou la philosophie, plus généralement les sciences
humaines, doivent faire leur entrée à l’école primaire. En effet, il n’est plus acceptable que les enfants
sortent de l’école en croyant que, de nos jours, la pauvreté, la richesse, ou
le chômage sont des phénomènes naturels, d’origine génétique (niveau
d’intelligence), ou climatique. La rigueur déployée dans l’étude du corps
humain doit être la même quand il s’agit d’étudier le fonctionnement du corps
social.
Les conflits, parfois violents, générés à la
récréation, pour la possession d’un sac de billes se prêtent tout à fait à l’illustration des
relations de pouvoir au sein d’une
société adulte obsédée par l’accumulation de biens matériels et par
le fétichisme de l’or. Pétries de relations humaines, l’économie comme la
sociologie se marient tout à fait avec le jeu théâtral. En ce sens, une pièce
que j’ai écrite sur la création monétaire et qui a été jouée par les élèves,
démontre la relation de cause à effet entre la monnaie à intérêt et l’exclusion
par le chômage.
Toutes ces notions sont à acquérir très jeune si l’on
veut que l’Ecole soit un instrument de compréhension et de transformation du
monde. C’est cela aussi aider à socialiser l’enfant. Non pas le conditionner à
jamais pour un type de société au cadre préétabli, mais lui apprendre à évoluer
pour qu’il soit acteur des évolutions à
venir. L’autonomie, n’est-ce pas prendre conscience des relations qui nous
lient les uns aux autres, afin d’être capable d’agir sur elles ? Est-ce un
hasard si la philosophie, la sociologie, l’économie, ne sont véritablement
étudiées qu’à l’Université pour ne concerner finalement qu’une minorité …principalement
les futurs cadres de la société?
J’aimerai terminer en relevant le côté contradictoire
de votre lettre. En effet, aucun texte n’interdit d’analyser les mécanismes qui
sous-tendent le fonctionnement de notre société En jouant le rôle du censeur,
vous remettez ouvertement en question un principe dont vous vous réclamez,
celui de la neutralité de l’Ecole. Et vous portez atteinte au droit à l’esprit
critique. A votre décharge, il est vrai que vous n’êtes pas le premier à
prendre de telles libertés.
A l’époque, Jules Ferry ne ressentait pas d’état d’âme
à piétiner ce droit quand il proclamait : « Il est à
craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers
et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés
peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus
récents, par exemple à cette époque violente et sinistre [la
Commune]… comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871… Il y a deux choses dans
lesquelles l’Etat enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent, c’est
la morale et la politique, car en morale et en politique
l’Etat est chez lui.»
L’Etat est tellement bien chez lui, que, dans les
écoles normales, l’enseignement de l’histoire et de la philosophie délivré aux
futurs instituteurs, servira de courroie
de transmission à une morale proclamée universelle, mais qui ne tend qu’à préserver les intérêts de la bourgeoisie au
pouvoir. Jules Ferry jettera ainsi les bases du catéchisme républicain laïc. Tout
écart, tout rééquilibrage critique de cette conception de la morale et de
l’histoire seront considérés comme une atteinte à la neutralité de la fonction
publique, comme un manquement à l’obligation de réserve…Réaliste, Jules Ferry
demande aux enseignants de ne pas être neutre…au nom de la neutralité de
l’Ecole!
Aujourd’hui, dans les manuels, des photos, des
reportages, montrant des bidonvilles ou des enfants au ventre ballonné par la
faim, peuvent donner l’illusion, de par leur charge émotionnelle, d’une prise
de conscience des dysfonctionnements du système. En réalité, l’objectif n’est pas d’établir une relation de cause à effet entre ces drames
humains et la recherche cynique du profit. La loi du marché est présentée comme
oeuvrant au bien de l’humanité, laissant croire aux élèves que la misère du
monde n’a rien à voir avec le pillage de la planète auquel se livrent les multinationales.
Ce que je souhaite, c’est un débat élargi à l’ensemble
de la communauté éducative. Pour ma part je continuerai à dispenser un
enseignement tournant le dos à une
idéologie monolithique. Une idéologie dite de bon sens, faisant en douceur,
mais sûrement, l’apologie de l’économie de marché, de la consommation, de la
croissance, du salariat, et de la monnaie à intérêt. En un mot, une idéologie,
figée dans le temps, comme annonçant la fin de l’aventure humaine… la fin de
l’histoire.
Solidairement vôtre, pour une approche du passé qui
nous aide à construire une société respectueuse de la jeunesse.
Alain Vidal
Copie à :
Inspecteur de l’Education Nationale, Nantes Ouest
Recteur de l'Académie de Nantes
Ministre de l’Education Nationale
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